Lionel Halpérin, bâtonnier de l’Ordre des avocats genevois: «Démocratie directe ou libertés, faut-il choisir?»

7 novembre 2018 - Tribune de Genève du 7 novembre

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Démocratie directe ou libertés, faut-il choisir?

Lionel Halpérin, bâtonnier de l’Ordre des avocats genevois

L’Ordre des avocats a décidé d’intervenir, exceptionnellement, dans une campagne de votation. Il en va en effet de la protection des droits fondamentaux, attaqués par une initiative populaire. Notre dignité d’êtres humains et nos droits de citoyens sont-ils une menace pour la démocratie helvétique? Faut-il mettre nos libertés entre parenthèses dans l’espoir de forger une démocratie directe totale, sans limites? Voilà en substance les questions auxquelles les Suisses sont amenés à répondre le 25 novembre, appelés aux urnes par l’initiative pour l’«autodétermination» et contre les «juges étrangers». L’initiative s’avère trompeuse. Les initiants ont en tête des décisions de justice, mais qui ont en réalité été prises par des juges suisses, du Tribunal fédéral notamment. Il ne s’agit donc pas d’un texte contre les «juges étrangers», mais d’une initiative contre les juges suisses.

Entre les lignes, c’est aussi la Cour européenne des droits de l’homme qui est visée. Cette juridiction est composée d’un juge par État partie à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), un traité ratifié par la Suisse de manière parfaitement démocratique en 1974. Ce système est équilibré et respectueux des petits États. De plus, le juge suisse siège dans chaque affaire pouvant aboutir à une condamnation, un garde-fou efficace. Pourtant, la Cour constituerait une menace.

Que lui reproche-t-on, au juste? Selon les initiants, cette juridiction s’immiscerait trop souvent dans les affaires internes des États. Pourtant, environ 98% des requêtes dirigées contre la Suisse sont déclarées irrecevables. Et lorsque la Cour européenne intervient, c’est pour garantir la protection effective des droits de l’individu face à l’État: c’est là sa seule mission. C’est le cas par exemple de cet ouvrier suisse victime de l’amiante dont les proches ont pu obtenir justice devant la Cour.

Une décision que notre parlement (suisse!) a récemment fait sienne, en doublant la durée du délai pour agir dans ce type de cas. Enfin, la CEDH a vocation à être appliquée avant tout par les États. La Cour européenne n’agit en effet qu’à titre subsidiaire. J’en reviens ainsi à mon point de départ: nos juges suisses, cantonaux et fédéraux, sont la cible des initiants, alors qu’ils veillent quotidiennement au respect de nos libertés fondamentales, de nos droits d’individus en société.

Je pense à la liberté d’expression, à la protection de la sphère privée, à la liberté de croire ou de ne pas croire. Je pense aussi à l’égalité. Je pense encore au droit à un procès équitable. Je pense alors à ce que serait notre démocratie directe, dans laquelle nous pourrions peut-être élire et voter, mais dans un État de non-droit qui ne garantirait plus le respect de nos opinions. À quoi bon la démocratie sans les libertés?

La démocratie est assurément nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Loin de brider le système des droits populaires, qui au contraire carbure à plein régime en ce début de XXIe siècle, les libertés rendent la Suisse, ses habitants et ses institutions de démocratie directe plus forts. Il faut donc refuser de choisir entre démocratie et libertés, et voter non le 25 novembre.